mardi 28 février 2012

Vie ma vie d'orthophoniste : Mathis et les failles spatio-temporelles.

Une fois n'est pas coutume, voici un épisode de 
"vis ma vie d'orthophoniste", parce qu'il y a des jours où... Postés initialement sur FaceBook (désolée pour 
ceux qui me suivent déjà là-bas, z'allez avoir l'épisode en double !),
 je copie/colle ici mes messages-exutoires.

Hier, 17h00 :
Un grand moment cet après-midi ! J'ouvre la porte de ma salle d'attente pour accueillir mon patient suivant (un bilan) et je compte pas moins de 7 personnes ! Le moment d'affolement passé, j'identifie le groupe "en trop" : une femme et 4 enfants. Je demande à la dame ce qu'elle fait là : "ben je suis la maman de Mathis". Je scanne ma mémoire défaillante : mince, le seul Mathis que je connais habite à Nantes, cépapossib'... "Mais si, on a rendez-vous demain matin pour le bilan !" Okayyyy me voilà rassurée, ou presque : serions-nous déjà demain matin ? What ?! Une faille spacio-temporelle dans ma salle d'attente ? Dingue-fou !
- Ben comme finalement demain à fait trop tôt j'voudrais que vous le voyiez c't'apres-midi.
- Ah ça n'est pas possible madame, c'est au tour de monsieur (petit signe de tête au jeune homme un peu perdu qui a l'air de se demander ce qu'il fait là).
- Oh même après c'est pas grave, j'peux attendre un p'tit peu, ça fait déjà 20 minutes que je suis là alors...
Sauf que le bilan du jeune homme, je ne vais pas le faire en une demi-heure, et puis de toute façon j'ai quelqu'un d'autre après, et j'essaye tant bien que mal de le lui faire comprendre mais c'est pas évident vu qu'elle me coupe tout le temps la parole et que deux des gamins sont en train de se disputer bruyamment dans le couloir (ah, oui, j'ai dit que la porte du cabinet est grande ouverte sur le couloir parce que tout le monde ne tient pas dans ma salle d'attente et que là je chauffe la rue mais que tout le monde s'en moque ? Détail...). Quand elle saisit enfin que non, je ne la recevrai pas aujourd'hui mais bien demain, je me fais copieusement enguirlander. Pensez-vous, je les ai fait se déplacer pour rien, tous, là ! C'est lamentable ! Avec tous les gamins en plus !
...
Bien, bien, bien. Bon, j'vais me faire une verveine moi.
Est-ce qu'elle va revenir demain ? Verrai-je Matys à l'heure prévue ? Sera-t-il accompagné de ses frères et sœurs (joie et bonheur) ?
La suite au prochain épisode !


#jaimemonmetier

Aujourd'hui, 11h45 : 

Alors alors... Oui, ils sont venus, mais à deux seulement cette fois : l'enfant et sa maman ! Le rendez-vous était à 10h30, ils sont arrivés à... 9h30.
Je suis allée les accueillir dans la salle d'attente (oui, je suis polie, moi, et puis quand l'interphone sonne alors que je n'attends personne je vais voir, quand même... C'est indispensable quand on a des failles spatio-temporelles dans sa salle d'attente : imaginez un tyrannosaures dans mon fauteuil ? Hein ?) et leur rappeler que le rendez-vous était bien une heure plus tard et qu'il va falloir attendre : "Oui je sais mais avec les bus et puis tout ça, moi j'pouvais pas faire autrement mais j'vais attendre un peu". OK. Sourire au gamin, je lui indique où sont les jeux et les livres pour patienter : il me tourne le dos en grommelant, fouille dans sa poche, en sort une tétine qu'il se fourre dans la bouche. Il a 7 ans...
Je retourne à mon entretien avec mon autre patient : par deux fois, Mathis a frappé à la porte pour savoir "si c'est bientôt à moi" (le tout avec la tétine dans la bouche, sinon c'est pas drôle...). La première fois, je suis restée correcte. La deuxième fois, je... Je... Inspiration, expiration : je suis restée correcte, mais c'était moins une.
Ayé c'est son tour : ah, euh... Avant d'entrer dans mon bureau, il va quand même falloir ranger les livres et les jeux éparpillés par terre dans la salle d'attente, là, siouplait, merci !
- Ah ben non il le f'ra après !
- Ah mais non Madame, c'est maintenant qu'il faut le faire, pour les autres personnes qui vont arriver ensuite c'est plus agréable.
- ... (regard noir)
- Et puis c'est la règle ici, hop, on range !
D'ailleurs, en parlant de règles... J'essaye de mettre les choses au point tout de suite, histoire que. Rappel des horaires, du respect des autres patients, des lieux : j’amène tout ça du mieux que je peux, en même temps que Mathis et sa maman s'installent (oui, s'installent vraiment : un manteau là, un sac ici, Madame pousse mon pot à crayon pour poser les gâteaux parce que "c'est l'heure du goûter", euh...), j'ai du mal à me faire entendre. Bon. Disons que c'était un premier essai, je poserai d'autres jalons au cours de l'entretien. Vous avez l'ordonnance du médecin, au fait ?
- Ben non !
Grand moment de solitude... Qu'est-ce que je fais ? Normalement je renvoie les gens chez eux, je suis claire dès la prise de rendez-vous : pas de prescription, pas de rendez-vous ! Mais elle a oublié, elle n'a pas eu le temps, et hop, elle dégaine son téléphone pour appeler le Docteur sur son portable pour lui demander l'ordonnance.
Moment surréaliste : moi, le numéro de ce Docteur, je ne l'ai pas, je n'ai que celui de son cabinet. Elle, elle a son portable, elle l'appelle, il répond, apparemment c'est bon, il lui prépare l'ordonnance et lui déposera chez elle cet après-midi. Oui, oui. Et, là, il voudrait me parler. Madame me tend son portable :
- Allô ?
- Oui, Dr Bloup (nous appellerons ce charmant médecin Docteur Bloup pour des soucis de confidentialité, ne cherchez pas, il n'y pas de Dr Bloup dans la région...) à l'appareil : je vais préparer l'ordonnance pour cet enfant, et je vous remercie beaucoup de bien vouloir vous en occuper, c'est vraiment très important, je suis très inquiet pour cet enfant et cette famille en général, et avec le CMPP c'est pas facile d'avancer, merci beaucoup, bon courage !
Oh non-non-non-non quoi ça ? Le CMPP ?! Mais ça va encore être le bazar : double prise en charge, secret professionnel, convention, etc.. Mais pourquoi la maman ne m'a-t-elle pas dit que son enfant était suivi au CMPP ?
- Ah ben je suis perdue moi à force ! Entre le CMPP, l'AEMO et l'ASE... Je sais jamais c'est lequel qui va où !
J'hésite, là : je craque maintenant ou tout de suite ?
Allez, haut les cœurs : je peux le faire. Je VAIS le faire. Tenir ce bilan jusqu'au bout. Et essayer de le faire bien, malgré la tornade d'informations qui se bousculent dans tous les sens.
- Madame ne se souvient pas de l'âge de Mathis, ni de sa classe, parce qu'avec ses 7 enfants, elle s'y perd.
- Ah non, en fait, y'en a 9 : elle a oublié celle qui est en famille d'accueil, et son aîné de 17 ans "parce qu'il est chiant d'façon".
- Elle me parle de son premier mari, décédé, du suivant, alcoolique, du 3ème, dont elle n'a plus de nouvelle, et de son actuel compagnon, qui a lui même 4 enfants, et avec qui elle va bientôt s'installer, et qui lui apprend à s'occuper de ses enfants "sans crier ni taper".
- Elle vient ici avec Mathis parce qu'il est "hyperlactif", "il a de l'autsizme", "il veut passer au CE1 (Ding info : il est en CP !) mais c'est trop dur pour lui"...
- Elle me parle de ses 7 autres enfants décédés... Impossible de comprendre ce qui s'est passé (fausses-couches, morts subites du nourrisson et accidents : tout s’emmêle).
Pendant ce temps là, Mathis, 7 ans, donc (merci la carte vitale pour toutes les informations que ta puce contient), est affalé sur mon bureau, sa tétine dans la bouche qu'il n'enlève que pour manger un biscuit. Quand je lui parle, il se tourne vers sa maman, qui répond à sa place (bon, ça, les orthophonistes ont l'habitude, et arrivée à ce stade là, c'est pas que je ne relève plus mais je décide de m'en occuper plus tard : faut cerner les priorités...).
Là, j'essaye juste de maintenir le cap et de trouver les informations qui vont me permettre d'avancer avec Mathis. C'est pas facile.
Et ça n'a pas été plus facile plus tard. Je passe les détails de la passation du bilan avec Madame qui veut rester et qui souffle les réponses... De toute façon, même avec cette aide, c'est très difficile.
Il va falloir que je prenne en charge Mathis, vraiment. Le bon point : au fur et à mesure que nous avançons, il s'ouvre, me répond, me parle, et me dit qu'il veut revenir "pour apprendre à travailler" ("pou' append'à tatayer" mais bon, eh, c'est déjà ça !).
A la fin de l'entretien, Madame me remercie chaleureusement, les larmes aux yeux : je suis gentille, même si elle avait très peur, et puis elle sait que moi, je vais pas faire le 119 comme ses voisins qui l'ont fait 5 fois en 1 an (ou peut-être 4 fois en 2 ans ? Elle ne sait plus...).
Et puis, là...
Madame pleure, parce qu'elle est émue, parce qu'elle a confiance en moi, parce qu'elle veut qu'on aide Mathis et que ça fait du bien de pas se sentir toute seule. Mathis pleure parce que sa maman pleure, et que même si elle pleure parce qu'elle est contente, il aime pas quand elle pleure. Et moi... Inspiration, expiration, je ne pleure pas. Mais c'était moins une encore une fois...
Bref, je vais prendre en charge cet enfant, et ça va pas être facile.
Mais j'aime mon métier.
Vraiment.

[désolée pour ce long message, pour le côté guimauve, pour m'être longuement épanchée mais j'en avais besoin ! Rassurez-vous : les noms / prénoms ont été changés, j'ai modifié aussi les principales informations mais pour le reste c'est ça... Je suis à la fois épuisée, émue, inquiète et prête à bouffer du lion !]


Et merci à tous ceux qui m'ont encouragé de leurs gentils messages sur FB, ça m'a donné la niaque, le courage de faire ce bilan coûte que coûte, et l'envie d'aider Mathis, parce qu'il le vaut bien !


PS : et ça, ça vaut pas un Master2 au fait ? ;)
www.fno.fr : la lutte continue !

1 commentaire:

  1. Heu ... ok, ça fait un peu de temps que ça a été posté, je débarque de nulle part, mais ... je suis en train de (re)lire ce blog, entre le rire ( parfois ) et les larmes ( souvent ), et à chaque fin de post je me dis " non, laisse pas de commentaire, y a prescription !" mais là c'est pas possib'. Tu ne dois pas t'excuser de publier ce genre de témoignage. Ce n'est pas guimauve. Ce n'est pas une perte de temps. Moi quand je lis des trucs comme ça, je me sens un tout petit peu moins misanthrope. Et ça fait un bien fou. Merci, sincèrement.

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