jeudi 23 mai 2013

Le choeur des femmes... dans ma salle d'attente. #MartinWinckler #orthophonie


J'ai lu ce livre quelques temps après sa sortie, et peu de temps après la naissance de la princesse Cahouète. Autant dire que je m'étais posé pas mal de questions, et que j'ai remis en question pas mal de choses... Si tu ne l'as pas lu, fais-le : c'est salutaire, en plus d'être merveilleusement bien écrit. Comme tous les livres de Martin Winckler, d'ailleurs.
Pourquoi ça me revient en tête, là, maintenant ? Parce qu'il y a encore du boulot.
Les femmes, leur corps, leur intimité : c'est pas gagné. Et ce qu'on pense d'elles, aussi. Le respect de la personne autour de l'utérus, tiens, pour commencer...
Je ne suis ni gynécologue, ni médecin, mais des femmes, j'en vois défiler dans mon cabinet. Des jeunes femmes en délicatesse avec leur voix, des mères inquiètes pour leurs enfants "dys", des compagnes qui se battent aux côtés de leurs maris cérébrolésés, des grand-mères qui perdent peu à peu les pédales... Des femmes de tous âges, de toutes conditions. Qui me racontent leurs petites et leurs grandes histoires, des parcelles de vie, des bribes de chemin... Tout un puzzle hétéroclite qui fait qu'elles sont ce qu'elles sont, et qu'elles me renvoient à mes interrogations, mes prises de positions, mes valeurs.
Bref.
Deux petites histoires, là, comme ça, dont une confiée il n'y a pas une heure par une maman effondrée...

Elle s'appelle Cindy*, elle a 31 ans, un compagnon au chômage et 4 enfants de 6 à 11 ans. Et une vilaine étiquette qui lui colle à la peau : celle d'une "cassos'", qui vit avec toute sa famille dans un 3 pièces en HLM, qui fait de son mieux avec le peu qu'elle a, et avec le regard des autres jamais toujours très valorisant, c'est le moins qu'on puisse dire...
Et Cindy est enceinte. Et elle me l'annonce comme gênée, honteuse... Moi, je la félicite : n'est-ce pas ce qui se fait, quand on vous annonce la venue au monde d'un bébé ? Et là, elle fond en larmes. Parce que je suis "la première à ne pas l'engueuler". Parce que depuis qu'elle se sait enceinte, tout le monde ou presque y va de sa petite remarque acerbe : encore ? Mais est-ce bien raisonnable ? C'est déjà dur avec 4, alors comment vont-ils faire avec 5 ? Quand ça n'est pas carrément la leçon de morale, de la part de la directrice de l'école et même de son médecin traitant... Non mais de quoi je me mêle ?!
Cindy a eu un accident de stérilet. Tu sais, ce petit pourcentage de rien du tout qui fait que même avec un stérilet, tu peux avoir un gamin ? Ben voilà, paf, c'est tombé sur Cindy. Pas de bol. Et évidemment, comme elle est taillée sur le gabarit "crevette de compet", personne n'a rien vu avant le 3ème mois révolu. Mais ce sera une petite fille, alors ça ira, parce qu'elle pourra aller dans la chambre avec sa grande sœur, tandis que les 3 garçons se partagerons l'autre chambre, et les parents le canapé du salon.
Mais ça ne s'arrête pas là, le calvaire des regards inquisiteurs et moralisateurs.
En Équipe de Suivi de Scolarité pour un des frères que je vois en rééducation justement, Cindy et son homme sont venus, inquiets, pour comprendre et aider au mieux leur fiston qui a bien du mal à suivre. Et pour cause : il a une dyslexie de surface, une vraie, mais que personne n'a vue, parce que tout le monde a mis les difficultés sur le compte de "l'environnement socio-culturel défavorable". Et c'est seulement l'année dernière que ce gamin là s'est retrouvé dans mon bureau, en CM1... C'est formidable, les étiquettes, quand tu en as quelques unes, on t'en rajoute d'autres d'office, mais on te refuse celles qui te seraient utiles. Bref, passons, c'est un autre débat.
Donc Cindy est là, mais un peu absente. Elle est pâle, laisse son homme parler, répond aux questions par monosyllabes. Dès la réunion terminée, elle repart vite chez elle. Et voilà le médecin scolaire et les enseignants qui poursuivent la discussion : "Ben oui, mais bon, la mère, elle peut pas vraiment s'en occuper, hein. T'as vu comme elle est pas en état ?". Mais dis-moi, monsieur, est-ce que tu sais que Cindy est enceinte de 6 mois, que ça se voit à peine parce qu'elle le cache, mais qu'elle a le col ouvert, qu'elle ne devrait pas être là mais allongée sur son canapé-lit, et que si elle est venue, c'est parce qu'elle veut faire au mieux pour ses enfants, qu'elle veut être présente pour eux, se battre pour eux ? Voilà ce que j'aurais aimé leur dire. Mais pas le droit. C'est un secret. C'est encore une honte, pour Cindy. Et ça, ça me tue.



Elle s'appelle Rita*, elle a 35 ans, un mari aimant qui bosse comme un tordu et 3 enfants : 3 p'tits gars adorables, le plus âgé a 15 ans, le plus jeune 4. Moi, je prends en charge le second, un grand gaillard de 12 ans qui est en CLIS et qui peine à apprendre à lire et à écrire. Et puis aujourd'hui, Grand Gaillard écrit le mot "bébé" et me lance un regard malicieux : "tu sais pourquoi j'ai choisi ce mot là ? Parce que maman elle en a un dans le ventre ! Elle va accoucher en août !". Ah bon ? Mais je ne savais pas ! "Elle non plus" me répond-il en rigolant.
Non, pas d'histoire de déni de grossesse, en tout cas pas de sa part... C'est les différents médecins qu'elle a consultés qui n'y croyaient pas, à ce bébé surprise ! Ben oui, Rita a un stérilet et attendait de se faire ligaturer les trompes en septembre prochain... Alors quand elle a eu mal à la poitrine, elle est allée voir son médecin, qui lui a dit que c'était un problème de tension. Paf, médicaments. Le mois suivant, elle vomissait, alors elle est retournée voir son médecin, qui lui a dit que c'était à cause des médicaments. Paf, changement de traitement, re-médicaments. Et puis après, elle a eu mal au dos, et puis elle prenait du poids, alors elle en a reparlé à son médecin, en insistant : vraiment, elle avait l'impression d'être enceinte, hein. Mais non, enfin, avec un stérilet, c'est pas possible... Ben tiens. Le médecin a parlé d'obésité et de problèmes rénaux, et l'a envoyée faire une échographie des reins. OK, il y a bien 2 reins, et une foetus de 23 semaines. Et oui, elle a toujours un stérilet. Et des médicaments pas du tout adaptés à la grossesse dans le sang. Normal, quoi, tout va bien.
"Personne n'a voulu m'écouter, mais je le savais bien, moi, que j'étais enceinte !" me répète Rita.
Rita à qui on avant dit, quand elle avait 16 ans, qu'elle ne pourrait jamais avoir d'enfants à cause d'une dystrophie ovarienne. Sauf que là, c'est sa 7ème grossesse. Rita a déjà "perdu" 3 enfants à 1, à 4 et à 9 mois de grossesse. Oui, moi aussi j'ai frémi.
Et tu sais pas le pire ? La sœur de Rita, elle, ça fait 13 ans qu'elle essaye d'avoir un enfant, en passant par les stimulations ovariennes, les FIV et tout le bazar. Déjà quand Rita lui avait annoncé qu'elle voulait se faire ligaturer les trompes, ça avait été tendu entre les deux frangines. "Alors vous imaginez quand je lui ai dit que je suis enceinte...". Oui, j'imagine. Et je tends la boîte de mouchoirs.

Voilà, voilà.
A part ça, tout va bien.
Je ne sais pas toi, mais moi ce soir j'ai très envie de m'effondrer dans le canapé avec une grosse boîte de chocolats.
*oui, évidemment, les prénoms ont été modifiés.
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Et pour aller plus loin :
Le site personnel de Martin Winckler.
Martin Winckler présente Le Choeur des Femmes dans une vidéo de Sylvain Bourmeau pour Médiapart.
Pour lire le début de Le Choeur des femmes, cliquez ICI

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