lundi 12 septembre 2016

Je te dirai les mots bleus, les mots qu'on dit avec les yeux.


avec les yeux, 
avec les mains, 
avec le cœur, 
et ce qu'on peut.


Depuis le temps que je tiens ce blog et que j'y raconte mes péripéties d'orthophoniste, je n'ai pas encore vraiment écrit sur l'autisme. Pourtant c'est une part importante de mon travail : je travaille au CRA, a.k.a. le "Centre Ressources Autisme" de ma région, où je fais partie de l'équipe diagnostic, et en CAMSP (Centre d'Action Médico-Social Précoce), en première ligne pour la prise en charge des enfants autistes. 
Mais écrire sur l'autisme, c'est pas facile... 
Si c'est si compliqué, c'est parce que j'ai le sentiment que le suivi d'un enfant autiste, c'est beaucoup de peines, de frustrations, de prises de tête et de déceptions pour quelques très rares moments de lumière. Et parce que, par définition, un enfant autiste a de très grosses difficultés pour parler, mais aussi pour s'exprimer en général, que ce soit par les mots, les gestes, le regard... Alors l'échange, c'est difficile. La progression, aussi. Et le moral est souvent bas, pour leurs proches et leurs soignants. Et c'est d'autant plus douloureux que, retranché dans sa bulle, l'enfant autiste est souvent plein de souffrance et d'angoisse qu'il ne peut exprimer autrement que par des cris, des colères, des gestes violents, ces fameuses crises qui sont, pour le quidam qui y assiste dans la rue, autant de preuve d'une éducation ratée. Les parents d'un enfant autiste n'ont même pas le droit à la compassion des passants, ils doivent au contraire bien souvent subir les jugements et les conseils moralisateurs. Et cet isolement... Comment sortir, voir des amis, quand tout peut être l'occasion d'une crise ? Comment même envisager de confier l'enfant à un parent ou à un ami, quand il peut dégoupiller pour un rien (au yeux de l'autre) qui est tout (pour lui) ? 
Pourtant, les toutes petites victoires sont autant d'occasion de retrouver l'espoir. Ce sont des petites pépites, loin, très loin des rivières de diamants que nous offrent parfois les réussites de nos autres patients, mais qu'il faut savoir savourer. Parce que de victoire en victoire, on construit doucement avec eux le long et sinueux chemin vers la communication retrouvée. 
Bon, c'est bien grandiloquent, tout ça, et pas très funky. 
Mais je te rassure, avec mes petits patients autistes, j'ai eu mon lot de morsures, de jouets cassés, de régression et de tympans vrillés, mais j'ai au aussi de beaux moments. 
Magnéto, Serge ! 



Je ne sais pas quel âge a Adrien* aujourd'hui. Il doit approcher de la vingtaine. La première fois que je l'ai rencontré, il n'avait pas encore 5 ans. Il ne parlait pas. Ne regardait personne dans les yeux. Ne montrait pas du doigt ce qu'il voulait. On ne le comprenait pas, et ça le mettait dans des colères incroyables. Ses parents étaient prêts à tout essayer : la langue des signes, l'ABA, le PECS, le Makaton, la danse à la pleine lune au milieu des douze statuettes de Gladeulfeurha enroulées dans du jambon, et même, même, deux à trois séances d'orthophonie hebdomadaires. 
C'était tellement compliqué de gérer les crises d'Adrien, d'entrer en communication avec lui, de comprendre ce qui provoquait ses colères... J'avais laissé mon numéro de portable à ses parents, chose que je ne faisais quasiment jamais, mais là, bon, c'était Adrien. Ses parents pouvaient ainsi me prévenir en cas de gros souci, me demander conseil en situation d'urgence, m'informer de leurs observations au jour le jour pour qu'on avance ensemble. Un vrai parcours du combattant.

Un dimanche matin, très tôt, j'ai été tirée de mes doux rêves par la sonnerie de mon téléphone (note pour moi même : ne jamais, JAMAIS, choisir son morceau de musique préférée du moment comme sonnerie de téléphone. C'est un coup à la détester en moins de 3 jours, ou alors à louper tous les appels parce qu'on veut écouter le morceau encore un p'tit peu avant de répondre). Très tôt un dimanche, ça veut dire 9h00. Non parce qu'à l'époque, j'avais pas encore de monstroplantes, vois-tu, donc 9h00 c'était méga tôt. 
Et quand le téléphone sonne si tôt un dimanche matin, c'est rarement une bonne nouvelle. Je suis restée un moment, paniquée et pas réveillée, face à mon téléphone qui me chantait de décrocher. Sur l'écran s'affichait le nom des parents d'Adrien, et dans mon ventre mes boyaux se sont instantanément mis à faire des nœuds

J'ai décroché, bafouillé un "allo ?!" tout tremblant. 
Au bout du fil, le papa d'Adrien pleurait. 

J'ai inspiré très fort, faisant reculer le plus possible le moment où j'allais devoir lui demander ce qui se passait. J'aurais voulu raccrocher, faire comme si ce moment n'existait pas, comme si tout ce qui pouvait faire mal à Adrien et ses parents n'existait pas, comme si l'autisme n'existait pas... Mais ça n'était pas possible. J'ai expiré en fermant les yeux. Dans mon téléphone, le papa d'Adrien m'appelait :- Séco ! Séco ! Je... C'est Adrien !
- Je vous écoute, je suis là, qu'est-ce qui se passe ? 
- C'est Adrien ! Adrien ! ... Il a dit "Papa" !

Il a dit papa. 
IL a dit papa. 
Il a DIT papa. 
Il a dit PAPA. 

Ben, voilà, j'ai pleuré aussi. Un dimanche matin. Parce que Adrien avait enfin dit son premier mot. 
Et aussi parce que ses parents avaient choisi de partager ce moment là avec moi. 
Pfiou... 
Je me souviendrai du premier "papa" d'Adrien comme d'autres des premiers pas d'Armstrong sur la lune : c'est un petit mot pour l'homme, mais un grand pas pour Adrien. 




Bérénice* avait des yeux noirs comme des boutons de bottines, des cheveux bruns, raides et courts avec un épi sur l'arrière de la tête, des taches de rousseur sur le bout du nez, une aversion pour les collants et les leggings et un goût prononcé pour le chocolat au lait. Mais uniquement celui avec une vache violette sur l'emballage. Et uniquement si les carrés étaient coupés deux par deux.
Et c'était un peu pareil pour tout : comme si, mais pas comme ça.
Et comme elle ne savait pas l'expliquer, il a fallu beaucoup d'essais et d'erreurs pour ajuster tout ça.
Et puis, petit à petit, on lui a appris, son éducatrice, sa psychomotricienne, sa "spychologue" et moi, à faire passer ses messages.
Bérénice ne parlait pas, non, mais elle savait nous montrer l'image correspondant à ce qu'elle voulait : elle nous tendait la photo de son doudou pour qu'on le lui donne (un tee-shirt élimé taille 6 mois), ou une image de chocolat pour avoir ses deux carrés de Milka. [NB - ça, c'est du PECS : Picture Exchange Communication System]
Belle avancée !
Et nous sentions qu'elle était capable de plus. Bérénice nous observait, avec son regard en biais, et se mettait à nous imiter. Elle reproduisait nos gestes et nos postures, toujours silencieuse, mais avec application. Alors on a mis en place un autre système de communication : le MAKATON. En MAKATON, on utilise des pictogrammes et des gestes, ceux de la langue des signes. Nous avons d'abord appris le geste "encore". Et puis "donne", "merci" et "s'il te plait". On a continué avec "maman", "papa", "maison", et surtout "boire", "manger", "dormir", et les deux préférés de Bérénice : "doudou" et "chocolat". Ça a été long, très long. Mais à chaque nouveau mot appris, Bérénice s'ouvrait un peu plus, et surtout elle était heureuse, vraiment heureuse, d'obtenir ce qu'elle voulait, de se faire comprendre, mais aussi d'échanger avec nous.
Petit à petit, on a commencé à associer deux gestes : boire+eau, manger+chocolat, doudou+maison, encore+bulles, donner+ballon... Toutes ces associations possible, c'était à donner le tournis !
Bérénice s'amusait. Elle jouait avec ses mains, associait les gestes au petit bonheur la chance et riait des résultats farfelus.
Un jeudi, nous avons appris le verbe "aimer". Bérénice a eu du mal à comprendre. J'ai sorti le doudou, le chocolat, les gâteaux, les bulles, bref, tout ce qu'elle aimait. Et pendant toute la séance, on a décliné le geste "aimer" à l'infini, un infini bérénicien, mais quand même. Bérénice a appris à signer : "j'aime le chocolat" "j'aime mon doudou" "j'aime les bulles", et Ô joie, elle a même signé qu'elle n'aimait pas le ballon (d'ailleurs je la comprends : il était moche et trop bruyant). Elle a sourit, elle a rit, et elle m'a même regardé, de manière fugace mais nafout', deux fois.
Trop de bonheur.
A la fin de la séance, nous sommes allées retrouver sa maman dans la salle d'attente. Dans le cahier des mots de Bérénice, j'avais collé l'étiquette du geste "aimer", avec une photo de Bérénice en train de faire le geste, et on lui a tout raconté. Enfin, je lui ai tout raconté. Bérénice, elle, comme à son habitude, était occupée à empiler bien proprement les magazines sur la table basse. Et puis, tout à coup, elle s'est arrêtée, s'est approchée de sa mère et mine de rien, sans un regard, elle a signé, très clairement, un magnifique "j'aime maman" avant de retourner à son rangement.
Pif, paf, pouf.
Touché.
Coulé. 
Et grandes marées dans la salle d'attente. 



* Alors bien sûr, Adrien ne s'appelle pas plus Adrien que Bérénice Bérénice (j'aime beaucoup quand la syntaxe te permet un doublon grammaticalement correct bien qu'un rien étrange, n'est-ce pas :p ), et peut-être que ça ne s'est pas exactement passé comme ça... Peut-être que ça n'était pas dans ma salle d'attente mais dans les couloirs d'un IME, peut-être que ça n'était pas un dimanche matin mais un vendredi soir, peut-être qu'elle n'aimait que les Léonidas et pas le Milka, et peut-être que la sonnerie de mon portable était un moche ringtone de Nokia.
Peut-être... Et peut-être pas.
Les yeux qui brillent et les larmes qui perlent au coin des yeux, par contre, je le jure sur la tête de Borel-Maisonny : c'est du ultra vrai de vrai. 
Et tralalou bien sûr. 


5 commentaires:

  1. C'est vraiment super ces moments ! Je me souviendrai toute ma vie aussi que j'ai chanté Joyeux anniversaire à tue tête à une grande fille que tu connais et qu'à la fin de ma chanson, elle m'a regardé pour me dire "merci beaucoup". C'est toujours un peu fou fou ces moments là !

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    1. Complètement fou fou, oui ! Ces moments là, tu hésite entre faire la danse de la victoire ou rester sans voix. Bon, on peut aussi tenter la danse de la victoire sans voix, mais ça fait un drôle de truc.
      Et la grande fille en question, elle continue à avancer, malgré tout... ;)

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  2. Je me souviens du premier mot de mon enfant de trois ans : c'était papa ! On l'a redit ensemble sans fin...

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    1. Magie des mots, qui ont d'autant plus de valeur qu'on les a espérés longtemps !

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  3. Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.

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