mardi 7 mars 2017

Orthos au bord de la crise de nerf, patients perdus sans pouvoir rien y faire.


Tu as sans doute entendu parler de la grève des fonctionnaires aujourd'hui, et plus particulièrement des professionnels de la santé qui ont manifesté à Paris.
Je n'y étais pas, hélas, pourtant j'aurais bien aimé. Je ne suis pas fonctionnaire, pourtant, me feras-tu remarquer. Certes, mais je suis solidaire! Solidaire de mes confrères-zet-sœurs orthophonistes si mal payés à l'hôpital : le SMIC + 60€, tu penses bien que ça n’attire pas les foules... Et c'est sous les slogans "Ortho smicard de l'hôpital se barre" et "Nous n'aurons plus les moyens de vous faire parler" que les orthos ont défilé aujourd'hui, à grand renfort de sifflets, de casseroles, de haut-parleurs (et de bouchons d'oreille parce que prévenir la surdité, c'est important... Professionnels jusqu'au bout!).

C'est difficile de faire comprendre à tout un chacun que non, les orthophonistes ne sont pas des privilégiés, et c'est d'autant plus compliqué à faire entendre que les places chez les orthophonistes sont chères dans la grande majorité des régions de notre beau pays. Quand on doit attendre des semaines, voire des mois avant d'obtenir un rendez-vous, on peut légitimement penser que ça veut dire que les orthos ont du taf' à ne plus savoir quoi en faire, et que donc, ça doit rentrer dans le tiroir-caisse! Alors que pas du tout, en fait...

Les orthophonistes cumulent plus facilement stress, pression et insomnies que pépètes sur leur compte en banque : à l'hôpital, un orthophoniste, formé bac+5 rappelons-le, est payé à peine plus que le SMIC (oui, je sais, je me répète), et en libéral, l'AMO, acte médical orthophonique, n'a pas été revalorisé depuis fort, fort longtemps, mettant ainsi à mal le fameux pouvoir d'achat (et je ne te parle même pas des charges!). Voilà pour la situation financière des orthos... Et pour l'ambiance de travail, alors? A l'hôpital, il y a tellement peu d'orthophonistes que ceux qui résistent sont vite débordés. Impossible de s'occuper de tous les patients qui en auraient besoin quand on est en sous-effectif, et ça, c'est pareil pour tous les soignants. Ajoutons à cela qu'aujourd'hui, un hôpital se gère comme une entreprise avec des obligations de rendement, et la boucle du malaise des soignants est bouclée... Avec des répercussions immédiates sur les soignés!

En libéral, par effet boule de neige et par manque de professionnels, c'est pareil : impossible pour les orthos d'assurer les suivis de tous les patients qui sortent sans soin de l'hôpital, et de toute façon même sans cela, les orthos sont déjà débordés! Les zones où il n'y a pas pénurie d'orthophonistes existent, mais elles sont tellement rares...

Ici une patiente qui en est à son 42ème appel à un orthophoniste pour obtenir un rendez-vous
OU
Ici une orthophoniste qui désespère de trouver une place pour tout le monde. 

Un champ de compétences qui augmente plus vite que le nombre de diplômés : casse-tête assuré! L'orthophonie s'occupe des actions de prévention,de dépistage, de diagnostic et de prise en charge des troubles de la communication, de la voix et de l'oralité. Dit comme ça, on ne s'en rend pas bien compte, mais ça fait beaucoup. Très beaucoup. Du p'tit bébé qui naît avec un handicap à son arrière-grand-mère qui ne sait plus manger sans s'étouffer ni oublier comment elle s'appelle en passant par le grand frère dyslexique, la maman dysphonique et papy qui ne se remet pas de son AVC, du travail, il y en a! Et des patients aussi. De plus en plus.

En préparant une petite conférence sur la prise en charge orthophonique des patients atteints par la maladie de Parkinson, je me suis rendue compte qu'entre les chiffres annoncés par l'association France Parkinson et le nombre d'orthophonistes exerçant en France, y'avait un truc qui ne collait pas : on arrivait en gros à 10 personnes parkinsoniennes par ortho! Impossible... Parce que 10, ça va, mais tous les autres patients, on en fait quoi?
Comme ça, pour voir, j'ai bidouillé un calcul tout pourri pour me rendre compte de la situation des orthophonistes en France, en observant le rapport entre le nombre de soignés et le nombre de soignants.

Alors j'annonce tout de suite la couleur : les chiffres ne sont pas sûrs à 100%, certains ne reposent que sur des statistiques, je n'ai pas pu prendre en compte toutes les pathologies prises en charge par les orthophonistes (j'ai pas trouvé les chiffres) et au delà du nombre de patients par orthophoniste, il faut aussi tenir compte des modalités de prise en charge : les suivis sont généralement longs (peu de troubles se règlent en 10 séances), la fréquence des rendez-vous varie d'une personne à l'autre (en général, 1 à 2 séances par semaine), etc.

Malgré cela, le chiffre obtenu est déjà assez flippant : plus de 80 patients par orthophoniste, et pourtant, il en manque un paquet dans mes calculs! Et attention, je parle de patients, pas de nombre de consultations par semaine...
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[plus de détail sur les calculs en commentaire de cette note]
Voilà, voilà...
Personnellement, je travaille en salariat (mais pas à l'hôpital) et en libéral, et j'ai en moyenne 55 rendez-vous par semaine, tout types d'exercice confondus. 55 rendez-vous, ça veut dire moins de 50 patients (il y en a que je vois plusieurs fois par semaine). Et avec ça, je commence tôt et je finis tard : les 35h, j'en suis très loin... Loin devant.

Alors comment je fais, quand tous les jours des gens m'appellent pour prendre un rendez-vous? Ces derniers temps, chaque semaine j'ai entre 5 et 15 demandes de nouveaux patients. Début janvier, j'ai même comptabilisé 24 demandes en une semaine. 24 ! 24 personnes à qui j'ai du dire non, malgré leur inquiétude, leur détresse, leur colère parfois...

"Alors attends, si je commence à 7h30, que je ne mange pas à midi,
que je finis passé 20h et que je travaille le week-end, je devrais réussir
à réduire ma liste d'attente de 50%..." 
Qui soigne les soignants? Qui écoute les soignés?
Il y a peu, sur un groupe facebook, une cop'ortho nous faisait part de son désarroi face à ces situations intenables pour tous. Voici ce que je lui ai répondu :


"Je reprends la phrase d'une amie qui me semble si juste : "le système de santé ne tient plus que sur l'éthique des cliniciens de terrain, les politiques le savent, et ils en jouent". Je vais me la tatouer sur l'avant-bras gauche, et la relire, encore et encore et encore, pour les jours sans où je me sens à deux doigts de m'en vouloir pour ce dont je ne suis pourtant pas responsable... On fait tous de notre mieux, mais il faut avant tout penser à soi : nous ne sommes pas responsables de la pénurie d'orthophonistes / des coupes budgétaires des établissements / des merdouilles de double prise en charge (rayer les mentions inutiles... s'il y en a!) et se le dire permet de mieux supporter la pression. Mieux : ça nous permet même d'agir en conscience, en gardant la tête haute! Par exemple, je ne culpabilise plus de refuser un nouveau patient, même s'il en a vraiment besoin, parce que 1-je n'ai VRAIMENT plus un seul créneau disponible, à moins de sacrifier ma pause déjeuner, 2-si je ne suis pas en forme, je ne peux pas faire correctement mon travail et dans ce cas tout le monde en pâtira (patients, familles, amis...), et enfin 3- à force de se débrouiller et de chercher/trouver des solutions à tous les problèmes qui se présentent, on ne renvoie qu'un seul message à nos décideurs et financeurs : ça fonctionne. Plus ou moins bien, mais ça fonctionne! Donc aucune raison que ça change... Si personne ne dit que ça va mal, ou s’il y en a pour le dire mais qui s'arrange quand même pour faire marcher le bouzin, comment peut-on espérer faire changer les choses? 
A ***, l’hôpital n'arrive pas à recruter d'orthophoniste (surprenant...) et le DRH se dit que, peut-être, si on peut faire bouger le curseur pour le salaire, ça pourrait aider... Il ne se poserait surement pas cette question s'il trouvait quelqu'un prêt à bosser pour le SMIC. A l'UEM de ***, l'ortho est partie au bout de sa période d'essai de 3 mois, parce qu'elle ne voulait plus cautionner un fonctionnement qui ne permettait pas d'aider vraiment ces enfants aux besoins si particuliers. Au CAMSP, enfin, j'arrête de faire des pieds et des mains et de cumuler les heures supp' non payées et non récupérables pour faire des bilans et prendre en charge les p'tits patients. Parce que j'explose, et que j'en ai marre de travailler sous pression permanente pour au final ne pas être contente de mon travail. Et si l'ARS râle, je rêve que ma directrice leur dise : "on fait ce qu'on peut, mais on ne peut pas claquer des doigts pour trouver 3 orthos à temps plein, et en libéral, ils sont surchargés aussi, donc bon, trouvez une solution!". C'est peut-être aussi en arrêtant d'être "trop bonnes trop c..." qu'on arrivera à se faire entendre. En attendant, ce qui compte, c'est que tu prennes soin de toi, et que tu n'oublies pas que le plus important, c'est certes de faire de ton mieux au boulot, mais aussi de t'écouter, toi, sans culpabiliser! On n'est pas des wonder-women, hein !"

Une autre cop'ortho a renchéri ceci : "J'ai une copine assistante sociale qui bosse en IME. Dans l'histoire de l'établissement, il y a eu un directeur qui demandait expressément aux pros de ne pas en faire plus que raisonnable, en disant que sinon, il devenait impossible de discuter avec les tutelles et de leur faire entendre la réalité du terrain..."

Voilà, elle est peut-être là la solution.
Râlons, râlons! Usons de notre super-pouvoir de frenchies!

Et aux personnes en détresse et en recherche d'orthophoniste qui m'appellent, maintenant je leur propose ceci : de contacter la CPAM pour se plaindre de la pénurie. D'abord, ça renvoie la responsabilité au bon destinataire. Ensuite, ça nous décharge d'une culpabilité que nous, orthophonistes, n'avons pas à porter. Enfin, ça nous rappelle que soignants et soignés, nous sommes tous dans le même bateau.
Soignant et soignés réconciliés...

... si, si, toi aussi tu l'auras ton câlin! 
Sur ce, je retourne regarder les vidéos et les reportages sur la manif de cet aprèm : y'a des orthos partout!!! <3
BIG UP les collègues !



EDIT du 08/03/2017 : 

Wahou, mais dis donc, quel succès! Vous êtes nombreux à avoir partagé cet article, patients comme orthophonistes, et je vous en remercie vivement!!!
J'ai reçu aussi de nombreux messages me conseillant quelques corrections et modifications, et comme aujourd'hui, bien que ce soit mercredi-jour-de-folie, j'ai eu deux absents et que tout est toujours plus motivant que la rédaction d'un compte-rendu de bilan, j'ai refait le petit schéma, complété, corrigé et remis en forme :



EDIT du 15/03/2017 : 


Hop, hop, hop, encore quelques petites corrections et ajouts, et voici la der des der versions du p'tit schéma, dont je vous propose une version à télécharger directement ici : 


 


Indications supplémentaires : 
- suivis longs (plusieurs semaines / mois / années...), 
- équivalence en temps de travail / semaine / ortho,
- rappel : 130 patients/ortho = une estimation à minima !

PS : plus de 8500 vues en une semaine... <3

12 commentaires:

  1. Allez zou, comme promis, le premier com' est pour moi, et j'explique quelques éléments de mon schéma pourri :
    Dans l'imaginaire collectif, l'ortho c'est la gentille dame qui travaille avec les enfants, j'ai donc commencé par là !
    450 000 "dys" -> je suis en dessous de la réalité, j'ai du procéder à une estimation assez hasardeuse, j'avoue... Les chiffres réels, c'est que 6 à 8% des Français présentent des troubles "dys". Parmi les enfants scolarisés, on compte 4 à 5% de dyslexiques-dysorthographiques, 3% de dyspraxiques, 2% de dysphasiques (aujourd'hui appelés TSLO) et 3 à 5% de TDAH. Un même enfant présentant souvent plusieurs "dys", j'ai gentiment arrondi à 4% des élèves scolarisés... J'arrive dons à 450 000, sauf que : ce chiffre est bein en desosus de la réalité, et je ne compte pas là dedans les élèves de maternelles (retard de parole, de langage, troubles de l'articulation...), ni les élèves en difficultés ou en échec scolaire et non-dys. M'est avis qu'on pourrait presque multiplier par 2 le nombre d'enfants ayant besoin d'ortho...
    Les handicaps de l'enfant : je n'ai pris en compte que les chiffres que j'ai pu trouver concernant le nombre d'enfants atteints de tricomie 21 -mais il y a d'autres formes de trisomie !-, d'infirmité motrice cérébrale, de surdité, de fente vélo-palatines, d'autisme. Mais il y a tellement plus de troubles, de maladies et de syndromes pourris... Là encore, je suis en dessous de la réalité !
    J'ai comptabilisé les troubles neurologiques de l'adulte les plus fréquents, mais il y a énormément d'autres pathologies, neurologiques et autres, nécessitant la mise en place de soins orthophoniques... Je n'ai pas trouvé les chiffres concernant les cas de laryngectomie, dysphonies (post trauma, post chirurgie, post cancer...), dysphagies (idem !)... Et ça fait pourtant un paquet de monde !!!
    Au final, j'arrive à un chiffre déjà bien flippant, et pourtant en dessous de la réalité...
    Ajoutons à cela que les orthos ne peuvent pas voir plusieurs personnes en même temps (contrairement aux kinés, par exemple) et que la durée des séances est reglementé, que certains patients ont besoin de plusieurs rendez-vous par semaine, etc... Ben voilà, là, c'est sûr : ÇA TIENT PAS DANS NOS AGENDAS !!!

    SI VOUS AVEZ DES INFORMATIONS COMPLÉMENTAIRES A ME COMMUNIQUER, DES CORRECTIONS A M'INDIQUER? DES CHIFFRES A ME DONNER, N’HÉSITEZ PAS ! JE ME FERAI UN PLAISIR (si, si !) DE REFAIRE MON PETIT SCHÉMA !

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  2. Bravo, j'adore le dessin, très parlant!

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  3. Excellent article, mais que répondre à qqn qui dit "Arrêtez de vous plaindre, vous au moins, vous avez du travail !" ?
    C'est cette culpabilité là qui ronge le plus... :/

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  4. "Arrêtez de vous plaindre, vous au moins, vous avez du travail !"
    Essaie de dire ça à un prof par exemple,
    ou à un agent SNCF, EDF, à ton coiffeur,
    ou à des gens au bord du burn out et qui se suicident 2 fois plus que la moyenne de la population : à ton médecin, à une infirmière de l'hôpital ou une infirmière libérale etc....
    et tu verras bien ce qu'ils vont te répondre.
    bisous

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  5. merci beaucoup pour cet article. puis-je imprimer ce schéma pour l'afficher dans ma salle d'attente afin de sensibiliser un peu plus mes patients?

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  6. Je viens de mettre en ligne un autre schéma, plus complet, corrigé et mis en forme, n'hésitez pas à l'utiliser, et merci pour votre enthousiasme !

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  7. J'aimerais trouver la logopédiste qui voudra s'occuper de mon fils... Mais celle qui était chargée de sa rééducation l'a jeté parce que j'ai osé lui demander quel sens elle donnait au mot rééducation lorsqu'elle le voyait 3 fois dans le trimestre.
    Vraiment, j'ai rencontré des femmes brillantes et exceptionnelles, mais aussi 2 ou 3 personnes qui n'avaient rien à faire dans cette profession si belle.
    Ce n'est pas le sujet de ce post, mais j'avais envie d'y mettre ce commentaire. En fait, je crois que j'ai voulu dire qu'à force de côtoyer des orthophonistes je comprends bien quel message tu as voulu exprimer et je suis tout à fait d'accord avec toi.

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    1. Quelque soit le groupe que l'on choisi, on y trouvera toujours quelques brebis galeuses... Je te souhaite de rencontrer THE logo qui vous conviendra. Bises !

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  8. Merci pour ce beau travail que j'ai affiché dans ma salle d'attente... (j'ai lu que tu avais donné ton accord à une autre consœur !) Je vais enfin moins culpabiliser...

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    1. Oui, oui, tu peux, c'est fait pour ! Tout ce qui permet à nos patients de mieux nous comprendre ne peut que nous être utile. Bon courage à toi pour ton tetris dans l'agenda !

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  9. merci beaucoup pour cet article. puis-je imprimer ce schéma pour l'afficher dans ma salle d'attente afin de sensibiliser un peu plus mes patients?
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